Expulsés de France mi-décembre, ils ont atterri à Orahovac, où ils se terrent.
La famille Raba retrouve le Kosovo de tous ses malheurs
Par Alice GERAUD
paru dans l'édition du samedi 23 décembre 2006 de
Un flot de larmes au téléphone. «J'ai peur, je ne veux pas rester ici», articule le père. La mère réclame en boucle qu'on l'aide «à sauver les enfants». Le fils aîné ne pleure pas, il parle de ses copains d'école, «à Gray», en Haute-Saône, où il a grandi. Il n'a pas revu Gray depuis le 16 novembre, date à laquelle toute sa famille a été arrêtée et conduite en centre de rétention. Le 6 décembre, Jusuf Raba, sa femme Sphresa et leurs trois enfants, Qerim, 7 ans, Dashnor, 4 ans, et Dashroje, 3 ans, étaient expulsés à grands renforts de moyens, par un avion spécialement affrété pour eux par le ministère de l'Intérieur. Direction le Kosovo.
Taudis. A leur arrivée, ils ont été conduits par la police kosovare dans la bourgade d'Orahovac, celle-là même qu'ils avaient fuie en catastrophe il y a cinq ans. De leur maison, brûlée après leur départ, «il ne reste que quatre murs en pierre». Les Raba ont d'abord passé quelques jours dans un taudis de fortune, avant d'être hébergé par les parents de Jusuf, seuls membres de sa famille à être restés au Kosovo. Pour l'instant, ils vivent tous les cinq dans une chambre à l'étage de la maison. Chambre dont ils ne sortent pas de la journée. Les enfants jouent avec les quelques jeux et livres qu'ils ont pu amener. Les parents tournent en rond. «Ils se terrent», résume Pierre Corman, un membre de Réseau éducation sans frontières (RESF) qui a pu se rendre sur place cette semaine.
Jusuf dit qu'il a peur des représailles contre sa famille. «On ne pouvait plus vivre ici à cause des menaces, c'est pour ça qu'on est partis», raconte-t-il. C'était un matin de novembre 2001. Contre 10 000 deutsche mark payés à un passeur, Jusuf et son frère Sphendim ont gagné la France avec femmes et enfants. A l'époque, la petite ville d'Orahovac, majoritairement peuplée de Kosovars albanais, est sous la coupe de l'UCK. Les exactions contre les Serbes, entre banditisme local et politique, sont quotidiennes. Violences, mais surtout incendies de maison. Jusuf dit avoir voulu rester «en dehors de tout ça». «Ils m'ont proposé de l'argent pour brûler les maisons des Serbes. Je n'ai pas voulu, alors ils s'en sont pris à ma femme», raconte-t-il. Dans leur dossier déposé en France auprès de l'Ofpra pour obtenir le statut de réfugiés politiques, il est question d'un viol. Sphresa, l'épouse, dit que son agresseur est toujours à Orahovac. Elle n'a qu'une idée en tête, repartir : «Notre vie c'est à Gray, maintenant, pas ici.» Elle raconte le froid et les coupures d'électricité permanentes. La pauvreté. L'impression de devenir «fous».
Promesses. Les enfants Raba ne parlent pas l'albanais. Qerim, l'aîné, est arrivé en France alors qu'il n'avait pas deux ans. Dashnor et Dashroje sont nés en Haute-Saône. Ils y étaient scolarisés. En arrivant, les parents Raba ont suivi les cours d'apprentissage du français, qu'ils parlent et écrivent aujourd'hui. Ils travaillaient au noir, forcément. Tous les deux avaient des promesses d'embauche s'ils obtenaient leur régularisation. Ils y croyaient. Parce que les frères de Jusuf ont obtenu leurs statuts de réfugié. L'un d'entre eux, arrivé en 1999, a même aujourd'hui la nationalité française. Son frère Sphendim, avec qui il a fait le voyage en France en 2001 et dont il est très proche, a fini par l'obtenir en mai. A quinze jours d'intervalle, il a été refusé à Jusuf et Sphresa. Selon Me Fréry, l'avocate de la famille Raba, «c'est incompréhensible. Avec des situations identiques, on rend des décisions complètement différentes !» . Plus incompréhensible encore : les Raba ont déposé cet été un dossier à la préfecture de Haute-Saône pour être régularisés dans le cadre de la circulaire Sarkozy. Confiants : ils répondaient aux critères. La préfecture n'aura pas pris la peine de leur donner une réponse. Si ce n'est, le 12 octobre, par l'envoi d'une «invitation à quitter le territoire» . Dans leur département, l'incompréhension s'est transformée en une incroyable mobilisation. A Gray et à Vesoul (la ville de son frère Sphendim), les manifestations de soutien sont quotidiennes. Depuis leur chambre au fin fond du Kosovo, Jusuf et Sphresa n'ont qu'une crainte : qu'on les oublie.
photo : Retour à Orahovac en 1998, par Andrija Ilic